Partager la publication "Informez-vous ! Le nouveau livre de David Fayon [interview]"
David Fayon, docteur en Sciences de gestion de Télécom ParisTech et de l’Université de Paris Saclay, Responsable Ecosystème Innovation & Prospective à La Poste, a répondu à mes questions à l’occasion de la parution de son nouveau livre, Informez-vous !
Note: dans la suite de l'article, les hyperliens ont été choisis par moi et n'engagent pas David Fayon.
David Fayon est l’auteur de plusieurs livres, parmi lesquels Géopolitique d’Internet : Qui gouverne le monde ? et Made in Silicon Valley.
Ses travaux portent sur la transformation digitale et le numérique sous ses différentes facettes (économie, usages, infrastructures).
Il est par ailleurs membre ou ancien membre de plusieurs associations œuvrant dans le numérique comme Renaissance numérique, ISOC France et La Fabrique du Futur.

Nations vs firmes internationales
Jérôme Delacroix : Dans la première partie de votre livre, vous vous penchez sur l’importance, la nature et la destinée des nations et des sociétés. Mais ces dernières n’ont-elles pas été supplantées par les firmes multinationales, GAFAM et BATX en tête, comme forces motrices de l’Histoire ?
David Fayon : Il convient d’avoir en tête la théorie de la puissance des nations par des cœurs économiques. Celle-ci est développée par Jacques Attali dans Une brève histoire de l’avenir même si elle a été empruntée à Fernand Braudel dans La dynamique du capitalisme (du XVe au XVIIe siècle) et ce dernier la prolonge. Ainsi, au fil de l’histoire, neuf villes au total se sont succédé pour la suprématie économique. Ce furent Bruges, Venise, Anvers (imprimerie), Gênes (comptabilité), Amsterdam (bateaux), Londres (machine à vapeur), Boston (moteur à explosion), New York (moteur électrique) et désormais la Silicon Valley (microprocesseur puis numérique au sens large).
J’observe que le dixième cœur pourrait être Shanghai si la Chine remporte face aux États-Unis la guerre de l’intelligence artificielle. Ce n’est pour l’heure que la 3e mégalopole derrière Tokyo et New Delhi mais avec un gros potentiel de développement.
Plusieurs facteurs concourent pour faire d’une ville un phare du monde, comme la population, le niveau d’instruction et l’excellence académique avec des laboratoires de recherche, des investisseurs, des entreprises majeures avec un écosystème, les infrastructures de transport. Je l’évoque aussi dans Made in Silicon Valley. Mais tout ceci reste guidé par le secteur d’activité le plus créateur de richesses du moment lui-même souvent lié à une innovation majeure.
Ainsi je reviens sur les révolutions industrielles qui ont façonné les grandes nations européennes, les États-Unis puis le Japon. J’aborde également la question des grands explorateurs, des empires coloniaux et de leurs apports même si la décolonisation est un sujet complexe et douloureux de part et d’autre.
Et ce décor étant posé et pour revenir à votre question, oui c’est vrai, la capitalisation boursière des GAFAM défie les États. Ainsi celle de Nvidia – qui a connu un essor prodigieux avec ses micro-processeurs dont les IA génératives raffolent – équivaut peu ou prou à la dette de la France qui a dépassé les 3 300 milliards d’euros soit 113 % du PIB. Mais dans un cas on raisonne en flux, dans l’autre en stock. Toutefois il convient de se placer dans une perspective historique. Voici un demi-siècle les premières capitalisations boursières étaient dans le domaine de la pétrochimie et de l’automobile (General Motors, Exxon, Shell, etc.). Désormais ce sont les entreprises du numérique et de la donnée (GAFAM), le nouvel or transparent vers lequel la valeur ajoutée s’est déplacée depuis l’or noir.

Néanmoins, nous devons raisonner selon une logique de strates un peu à l’image des plans quinquennaux qui avaient le mérite de donner un cap à une nation même si c’était dirigiste. Cela consistait à d’abord privilégier l’industrie d’armement puis l’industrie lourde, ensuite l’industrie des biens d’équipement, enfin les produits de consommation, etc. Même s’ils sont issus de l’URSS, une déclinaison s’est opérée en France sous l’égide du commissariat général du Plan à l’initiative d’un certain Jean Monnet. Nous avons du bon partout à intégrer avec discernement.
Si on mise sur des entreprises du numérique sans assurer ses arrières, cela revient à bâtir sur du sable. Nous avons besoin d’une industrie solide, de matières premières, etc. d’avoir des compétences réinternalisées guidé par la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo, etc. Et pour la question même du numérique, il s’agit d’avoir pas simplement des entreprises en bout de chaîne au niveau des données mais aussi des entreprises pour l’exploitation des matériaux et des terres rares, le matériel, le logiciel, le stockage, etc. Ceci nécessite un terreau fertile, une commande publique forte, des partenariats public-privé et une décomplexification administrative, la complexité plombant les entrepreneurs et la société tout entière avec une pression fiscale insupportable et en même temps des services publics qui se dégradent.
"Si on mise sur des entreprises du numérique sans assurer ses arrières, cela revient à bâtir sur du sable."David Fayon Share on XLe déclin français
Jérôme Delacroix : La deuxième partie de votre livre dresse un portrait accablant de la France en déclin. N’y a-t-il rien qui se soit amélioré ces quarante dernières années ?
David Fayon : Dire que la situation s’est améliorée serait mentir même si nous avons quelques satisfécits de-ci de-là.
On a eu des améliorations technologiques mais en même temps une désindustrialisation et une baisse du niveau scolaire comme attesté par les classements PISA. Oui, nous avons eu un développement du numérique, mais il s’est traduit par des importations massives (PC, smartphones, logiciels et systèmes d’exploitation, stockage de nos données hors UE) car nous ne sommes pas souverains, c’est-à-dire en capacité d’être maîtres de décider de notre avenir, et en même temps nous avons eu des délocalisations massives, notamment dans le secteur automobile et l’électro-ménager. Il nous reste le luxe (LVMH, L’Oréal) où nous sommes flamboyants et pas gothiques, mais menacés, y compris par nos voisins transalpins qui sont un pays bien plus industrialisé que le nôtre. Nous sommes à présent moins industrialisés que l’Espagne ! Et on a régressé comparativement à d’autres nations car notre PIB a progressé moins vite que d’autres. La Suisse avait par exemple le même PIB par habitant que la France en 1974 à la mort du président Pompidou. Désormais il est 2,2 fois supérieur chez les Helvètes.

Oui, en l’espace d’un demi-siècle, on a décliné, avec une dette qui n’a fait que croître, plus encore depuis l’instauration du quinquennat pour l’élection du président de la République qui pense plus à sa réélection qu’à agir pour le bien commun. On a pris un retard sur le nucléaire avec un parc vieillissant, une fermeture précoce de Fessenheim, une implantation d’éoliennes qui ne constituent qu’une énergie minime et intermittente et qui a aussi un coût en matière de CO2 (construction, béton, durée de vie limitée à 25 ans, retrait de service).
Aussi il convient de s’informer de toutes parts pour développer un jugement critique de l’information, non pas pour sombrer dans le pessimiste ni pour être dans l’optimisme aveugle, mais pour être dans le discernement réaliste. C’est le propre du livre, avec la question centrale de la véracité de l’information. Aussi pour bien être informé et agir en connaissance de cause, il est nécessaire d’avoir l’intervention humaine éclairée tant dans la recherche que dans l’exploitation des données, laquelle permet jugement critique et contextualisation. Il convient d’avoir la capacité de démêler ce qui est complotiste, fake news, orienté en vue de manipuler, etc. et de privilégier les informations factuelles et les plus neutres possibles.
Concrètement s’agissant du déclin – et je le dis trivialement – nous sommes passés d’un triple A en 2012 à un sextuple D aujourd’hui : dette, déclassement, désouveraineté, décroissance, désorganisation, drogue. C’est pour cela que nous avons besoin de nouvelles énergies pour notre pays et de mener des chantiers positifs pour la France avec une logique du temps long. Or, nous assistons au « coup de com permanent » et aussi à une culpabilisation pour la crise que nous vivons. Ainsi, toutes choses égales par ailleurs, si on réduit nos rejets de CO2 de 30 %, cela serait compensé tragiquement par une hausse de ceux de la Chine de 0,6 %. Tout l’effort n’est pas à supporter par les Français. Nous ne sommes pas le centre du monde mais un élément du puzzle, et la diplomatie et le lobbying doivent être adéquats. Pourquoi avoir mis en extinction, par exemple, deux corps du ministère des affaires étrangères ?
"Il convient de s’informer de toutes parts pour développer un jugement critique de l’information, non pas pour sombrer dans le pessimiste ni pour être dans l’optimisme aveugle, mais pour être dans le discernement réaliste."David Fayon Share on XL’espoir pour qui voudra le regarder
Jérôme Delacroix : Votre livre témoigne d’un amour de la France et se termine plein d’espoir. Est-ce que ce ne sont pas justement les deux raisons qui vont faire que les élites politiques actuelles ne le liront pas : la France ne les intéresse guère et leur espoir est ailleurs (dans l’Union européenne) ?
David Fayon : Il s’agit de la troisième partie, qui dresse des propositions pour que notre pays, hérité du siècle des Lumières, qui était très fertile d’un point de vue scientifique, soit « back again ». Il suffit de se rendre au Musée des Arts et Métiers par exemple pour constater le génie français : Pascal, Jacquard, Lavoisier, Foucault, Cugnot, Vaucanson, etc. N’oublions pas que la France était la nation maîtresse de l’Europe et que la population de 18 millions de citoyens sous Louis XIV était la plus nombreuse d’Europe, à un moment où la main-d’œuvre était cruciale. Et sous Napoléon 1er, c’étaient 30 millions de sujets, ce qui a permis les conquêtes territoriales. L’Europe (et encore, seulement quelques nations majeures parmi les 27 d’aujourd’hui) était la partie du monde la plus prospère avant l’entrée fratricide dans la Première guerre mondiale qui a permis aux États-Unis, au sortir de la guerre, de prendre le leadership pour ne plus le quitter. Nous sommes un beau pays avec des atouts, qui pourrait sombrer, telle la Grèce, dans un pays devenu uniquement touristique.
Je ne sais pas si Informez-vous ! ne sera pas lu par les élites politiques actuelles ou à venir. Toujours est-il qu’il existe des personnalités politiques – peut-être moins narcissiques et avec moins de projecteurs braqués sur eux – qui aiment la France et les Français, quelles que soient leurs conditions, leurs pensées, leurs origines, déjà au niveau local. Mais il appartient à chacun, s’il juge Informez-vous ! pertinent, d’en faire écho autour de lui pour participer au débat d’idées dont la France a cruellement besoin. Jadis, nous avions le choix en matière d’offre politique. Force est de constater et de déplorer que nous avons, avec « le nouveau monde » qui nous a été vendu, un parti unique et une extrême-centrisation de la vie politique, et une France diluée dans une Europe elle-même affaiblie, avec deux blocs extrêmes en épouvantail (Insoumis et RN). Cela n’aboutit plus à un débat d’idées projet contre projet. C’est préjudiciable à la démocratie avec une montée des tensions, du mécontentement et des votes qui se font par rejet et non plus par adhésion. Un renouveau gauche-droite serait pourtant salvateur.

Je pense que nous avons aussi d’autres critères d’influence et de stratégie personnelle qui interviennent dans l’intérêt des élites. Et là encore, il convient de ne pas généraliser, nous avons beaucoup de nuances.
L’Union européenne, pour sa part, a du mal à peser face à la Chine et aux États-Unis. D’autres nations sont en devenir comme l’Inde, dont la population a dépassé celle de la Chine l’année dernière, totalisant 2,8 milliards pour ces deux nations. En matière démographique, le premier pays d’Afrique, le Nigeria, devrait avoir 700 millions d’habitants en 2075.
L’objectif de la CEE devenue Union européenne a évolué. Lors du traité de Rome, il s’agissait d’avoir une coopération entre six pays fondateurs, et surtout une paix durable entre la RFA et la France, à l’origine de trois conflits majeurs en trois quarts de siècle. Désormais, il s’agit plus d’États-Unis d’Europe, avec un principe même de subsidiarité qui est relégué au second plan. Et la phrase qui résume bien la situation est la suivante : « Les États-Unis innovent, les Chinois copient (mais de moins en moins, ils innovent aussi), les Européens régulent et les Français taxent ».
L’histoire de l’Europe n’est pas figée. Toutefois, il convient – mais ce n’est qu’une réflexion personnelle – d’être vigilant dans notre approche géopolitique et celle des frontières. Les États tampons sont parfois gages de paix, plutôt que d’avoir des frontières directes avec des pays qui pourraient devenir hostiles.
"Il existe des personnalités politiques qui aiment la France et les Français, quelles que soient leurs conditions, leurs pensées, leurs origines."David Fayon Share on XJérôme Delacroix : Merci, David Fayon.
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