Dans son essai, Le paradoxe amoureux, Pascal Bruckner dresse un panorama des péripéties de l’amour, dans le quotidien de nos vies et dans l’Histoire. L’une des thèses qui traverse le livre est qu’ « il n’y a pas de progrès en amour ». Mais est-ce si sûr ? Tout progrès est-il réellement hors de portée en amour, que ce soit dans notre vie quotidienne ou dans l’Histoire ?
L’amour des années 1970 à nos jours : révolution ou statu quo ?
L’auteur commence par évoquer ses souvenirs des années 1970, marquées par la libération des mœurs et le thème de l’ « amour libre ». Il s’agissait de faire sauter en éclat les anciens carcans, hérités d’une conception à la fois matrimoniale et patrimoniale de l’amour. Dans cette conception, le lieu de l’amour devait être le couple marié, même si cette position de principe était davantage animée par un souci de préservation d’intérêts financiers que par la flamme unissant deux êtres.
L’amour libre devait débarrasser l’humanité de cette hypocrisie, en remettant au cœur des relations le sentiment et le corps.
Quelques années plus tard, pourtant, on a retrouvé nombre des hérauts de cette nouvelle vision confortablement installés dans le mariage, se retournant à peine avec nostalgie sur leur jeunesse réformatrice.
Le couple, l’institution du mariage, l’importance de la fidélité, l’attachement à la famille n’ont pas été emportés par le tourbillon de l’Histoire. On les retrouve, plus vivaces que jamais, en ce début de vingt-et-unième siècle.
Est-ce à dire que tout est redevenu comme avant ? Loin s’en faut. La vie commune avant le mariage, le divorce, les naissances hors mariage, l’union libre, le PACS, se sont durablement ancrés dans les pratiques et dans les mœurs.
Si le couple, le mariage, la fidélité et la famille sont toujours aussi importants, le contenu de ces mots a changé. C’est le sentiment d’amour qui, seul, aujourd’hui, les justifie et leur donne de la valeur.
C’est ainsi que notre génération assemble de manière inédite des briques issues de la tradition et de nouvelles expressions sociales de l’amour, dans une recherche d’authenticité. Le couple, la famille, sont acceptés et même recherchés à condition d’être suffisamment souples pour s’adapter au temps qui passe, se réinventer, nourrir la vie au lieu de la figer.
Les relations amoureuses d’aujourd’hui ne sont pas de longs fleuves tranquilles. Elles sont faites d’attachement, de tendresse, de sexualité, de fidélité, d’infidélité, de ruptures temporaires ou définitives, de conflits.
La révolution des mœurs des années 1970 n’a pas tout bouleversé ; elle n’a pas non plus été un échec. Elle a ajouté une couche de complexité supplémentaire. Elle a libéré l’amour de ces anciennes entraves tout en mettant en lumière de nouveaux problèmes. « La liberté n’allège pas, elle alourdit », écrit Pascal Bruckner.
Peut-on dire pour autant qu’il n’y a pas eu de progrès en amour ? Accordons-nous pour dire que le progrès est une amélioration, un changement en bien. Dire qu’il n’y a pas eu de progrès n’est vrai que si l’on assimile le bien au bien-être. Il n’est pas sûr que l’amour d’aujourd’hui soit plus heureux que celui de 1960. Mais il a assurément conquis des degrés de liberté, et c’est là un réel progrès.
Dans ma vie personnelle, n’y a t-il pas de progrès en amour ?
Lorsqu’on a eu plusieurs expériences amoureuses dans sa vie, on a envie de savoir si l’on aime mieux qu’avant. Dans le domaine amoureux, apprend-on de ses erreurs, de ses réussites ?
Mais à l’aune de quoi juger ces dernières ? L’amour n’est pas une discipline académique ou sportive. Il n’existe pas d’étalon permettant de mettre en rapports différentes expériences pour les évaluer de manière comparative. L’amour échappe à l’impératif de performance.
Il est vrai que nous sommes soumis, en ce domaine comme dans d’autres, à une forte pression sociale. Pascal Bruckner montre comment les anciens impératifs de tempérance, de sérieux, dans le mariage, ont été remplacés par l’ardente obligation de jouir. L’amour sans passion ne serait plus l’amour. On voudrait que le couple vieillisse ensemble, s’embellissant avec la patine des années, tout en gardant l’éclat flamboyant de sa jeunesse. La femme doit être mère exemplaire et maîtresse sensuelle, l’homme coquin en diable mais uniquement à l’intérieur des liens étroits du couple. Nous sommes toujours sous le poids de la norme, mais celle-ci a changé. De là que des couples qui ne sont pas dans la norme viennent à se poser des questions : comment mieux y coller ? Comment vivre l’image du couple moderne et épanoui vantée par les magazines ?
L’individu est amené à se libérer une nouvelle fois, pour vivre un amour autonome, qui dicte sa propre loi. C’est là le seul progrès possible. Pour le reste, l’amour est toujours de l’ordre de la surprise. C’est un happening, non planifiable, une expérience nouvelle à chaque fois. A ce titre, rien n’est plus triste que ces personnes qui ont le sentiment de répéter des histoires similaires avec des personnes différentes. Ils doivent d’abord guérir de cette névrose de répétition avant de pourvoir vivre un plein amour.
Les idéologies de l’amour l’ont-elles fait progresser ?
Pascal Bruckner dresse un parallèle entre deux idéologies de l’amour, que tout semble opposer : le christianisme et le communisme.
Une dimension forte du christianisme est de prôner l’Amour avec un grand A. Dieu est Amour, voilà qui s’entend de deux façons : Dieu est tout entier un être d’amour, et l’amour est un dieu qu’il convient d’adorer. C’est ainsi que l’amour est devenu, dans notre civilisation, la vertu cardinale.
Pascal Bruckner revient sur les déviances qu’a suscitées cette sacralisation, notamment dans la version romaine du christianisme. Le culte de l’amour a justifié les pires exactions, à l’encontre des païens, puis des juifs, comme l’illustre le film Agora d’Alejandro Amenábar. L’Inquisition est de sinistre mémoire. A chaque fois, il s’agissait d’aimer son ennemi, de compatir à la souffrance qu’on lui infligeait soi-même pour son salut.
L’amour de l’humanité, dans sa version communiste, a pris la forme d’un amour pour le Peuple et pour l’égalité. Cet amour intellectualisé d’une entité abstraite , de concepts, s’est traduit par l’instauration de régimes despotiques et meurtriers.
Le christianisme, religion de l’amour, et le communisme, système politique qui a voulu en imposer une certaine définition, ont-ils fait progresser l’amour ? Concernant le christianisme, son emprise sur la société s’est transformée en empreinte, profonde et durable. Notre monde sécularisé et laïc est profondément marqué par son influence, et le message du Christ, si l’on s’en réfère aux Evangiles en laissant de côté le système philosophique qui en a découlé, a certainement contribué à donner plus d’importance au cœur et à une vision fraternelle de l’humanité. Même la version romaine du christianisme a su faire sa révolution copernicienne, à sa façon, lors du Concile Vatican II.
La religion de l’amour a su progresser, au travers notamment de la Réforme, d’une part, et de Vatican II, d’autre part, et c’est ce qui l’a sauvée. Elle a façonné, qu’on le veuille ou non, notre vision de l’amour.
Le communisme, lui, n’a pas eu le temps de faire sa mue, malgré les efforts d’un Gorbatchev, et il a sombré.
Il y a un progrès possible en amour, mais pas sur tous les plans
En définitive, le christianisme a fait entrer l’amour dans l’Histoire, pour le meilleur et pour le pire. La notion de progrès dans la manière dont la civilisation regarde et vit l’amour est intimement liée à la notion de progrès historique. Notre époque est obnubilée par le progrès technique mais celui-ci ne fait rien pour nous libérer du temps et de notre condition. Il augmente nos possibilités mais que fait-il pour notre nature ? Pour qu’advienne une ère réellement nouvelle, un progrès substantiel est nécessaire, dont l’amour peut être le moteur. Il n’est peut-être au fond possible de progrès qu’en amour.
Sur un plan personnel, toutefois, on peut dire avec Pascal Bruckner qu’il n’y a pas de progrès en amour. Je suis toujours débutant en amour, chaque jour est une première fois.
L’individu étant plongé dans l’Histoire, sa façon de vivre l’amour est fortement influencée par tout l’acquis culturel dans lequel il baigne et qui l’a précédé. Si l’on pose la possibilité d’un progrès dans l’amour historique, on en arrive donc à la conclusion que l’amour progresse, au fil des générations d’hommes et de femmes qui se succèdent.