J’ai terminé il y a quelque temps la Plaisanterie de Kundera. Parmi tous les angles de lecture du livre, il y en a un qui a particulièrement retenu mon attention. Ludvik était promis à un bel avenir universitaire et politique. Son implication dans sa section du Parti Communiste tchèque était forte, il était intégré. Un jour, tout a dérapé, à cause d’une blague qu’il a écrite sur une carte postale à propos des sessions de motivation à laquelle participait sa petite amie de l’époque. La blague était écrite en ces termes : “l’optimisme est l’opium du peuple ! Une atmosphère pleine de santé pue la stupidité ! Vive Trotsky !”
Selon Ludvik, il s’agissait juste d’une plaisanterie destinée à taquiner son amie Marketa qui prenait tout au premier degré. Malheureusement, ce défaut n’était pas propre à Marketa. La carte postale est tombée entre les mains des autorités communistes. Convoqué, Ludvik n’a pas réussi à convaincre ses accusateurs qu’il s’agissait seulement d’une plaisanterie. Il a été exclu de l’université, du Parti et condamné aux travaux forcés dans les rangs de l’armée, parmi les parias.
Ludvik s’est senti floué, dépossédé de sa vie, mis à l’écart du chemin tout tracé pour lui. Quand l’occasion s’est présentée, il a tenté de se venger de l’instigateur de sa disgrâce, Zemanek, sans grand succès. Il a raté sa vengeance comme il a eu le sentiment de rater sa vie.
Mis à l’écart de ses proches pour ce qu’il considérait être une bêtise insignifiante, il a vécu un véritable drame. Il a été excommunié des siens, condamné à un travail dur parmi des personnes qu’il avait tout a priori pour exécrer.
Il a ruminé une amertume pendant toute son existence et nourri une méfiance fondamentale à l’encontre des autres et de lui-même.
Aurait-il pu agir autrement ? Que se serait-il passé s’il avait regardé ce tournant dans sa vie non pas comme une rupture injuste et irrémédiable, un coup du sort, mais comme un élément constitutif de sa destinée ?
Quelle aurait été sa vie si Ludvik avait accepté sa situation, l’avait intégré, avait considéré cette amputation même d’une part de son existence comme une part de cette existence, sur laquelle construire ? S’il avait oublié qu’une vie tracée lui avait été prise, pour imaginer qu’il avait à tracer sa propre route à partir d’un nouveau point de départ ?